Le 9 octobre, l’armée turque a lancé une offensive militaire d’envergure contre le Rojava, territoire kurde au nord de la Syrie emblématique de la résistance à Daesh. Les combattants et combattantes liés aux YPG (Unités de Protection du Peuple), ont payé un très lourd tribut depuis le début de la guerre, et le monde entier leur doit en grande partie d’avoir débarrassé cette zone des fanatiques religieux. Face à l’ampleur du massacre à venir, beaucoup de footballeurs turcs ont choisi leur camp, et ce n’est pas celui de la paix.
L’image a beaucoup tourné. A l’issue de la victoire de la sélection nationale turque, arrachée à la dernière minute face à l’Albanie, les joueurs ont pris la pose en effectuant le salut militaire. Voilà une photo qui montre sans nuance le soutien d’une grande partie des meilleurs footballeurs du pays au régime réactionnaire d’Erdogan et aux bombardements de l’armée sur le Rojava. Ce soutien de taille à cette opération guerrière, nommée “Peace Spring” (“Source de Paix”), vient couronner la stratégie, dite de “soft power”, d’Erdoğan qui n’est pas le premier à se servir du football comme d’un instrument de propagande.
Cet investissement de la sphère footballistique remonterait à 2010 et est symbolisé par le club d’Istanbul Başakşehir, racheté en 2014 par le groupe Medipol, une chaîne d’hôpitaux dirigée par le médecin personnel d’Erdoğan. Décrit comme « un club artificiel, qui évolue dans un quartier calme, conservateur, loin du centre urbain. À l’image du gouvernement actuel » par le consultant Ceyhun Kaplan, Başakşehir fait vraiment office de vitrine de l’AKP, le parti présidentiel. En témoigne le mémorial situé à l’entrée du stade rendant hommage aux victimes de la tentative de coup d’état de juillet 2016, attribuée aux partisans de Fethullah Gülen, un ancien allié d’Erdoğan dont le mouvement politique et religieux a depuis été déclaré terroriste par le régime.
Jacques Faty a dit
Cette stratégie d’instrumentalisation du football bénéficie aussi de l’appui du bouquet satellite Digiturk (aujourd’hui propriété du groupe qatari BeIn Médias) qui dispose des droits de retransmission du championnat turc, la Süper Lig. Le diffuseur, accusé de censurer les chants anti-Erdoğan et anti-AKP, a aussi obtenu du gouvernement le blocage de l’application Periscope le temps des matchs pour empêcher toute retransmission pirate.
Mais le pouvoir turc peut aussi compter sur un nombre conséquent de footballeurs à sa botte. Entre les appels à sauver l’économie locale en changeant ses euros en livres turques, et la glorification des gesticulations humanitaires d’Erdoğan envers les Ouïghours de Chine, le français Jaques Faty s’affirme par exemple depuis plusieurs années comme un VRP dévoué du régime islamo-conservateur d’Ankara. Rien d’étonnant donc de le retrouver aux avants-postes du soutien à l’opération “Peace Spring” avec un message en turc dans le texte, publié sur Twitter: « Pour Allah, pour cette terre sainte, pour mettre fin au mal, nos soldats sont partis. Que Dieu bénisse l’armée turque musulmane! »
Parmi ces footballeurs renommés qui ne cachent pas leur affection pour Erdoğan, les internationaux allemands d’origine turque Ilkay Gündogan de Manchester City et Mesut Özil, dont Erdoğan a été le témoin de mariage en juin dernier, font office de têtes de gondole. Tout comme Arda Turan sous contrat avec l’Istanbul Başakşehir. Alors qu’il est souvent déploré le manque d’engagement des footballeurs, nous devons nous rendre à l’évidence que lorsqu’ils prennent position, c’est loin d’être automatiquement dans un sens progressiste. De la même manière que pour la vague de footballeurs brésiliens à s’être jetés dans les bras du fasciste Bolsonaro, ceux qui épousent la folie d’Erdoğan le font autant au nom de la défense de leurs intérêts de salariés privilégiés que du nationalisme solidement ancré dans la société civile turque.
Erdoğan Futbol Kulübü
Depuis le début des bombardements, les marques de soutien au régime émanant de footballeurs se sont multipliées sur les réseaux sociaux, ou directement sur les terrains. A l’image de Mahmut Tekdemir (Başakşehir), Yusuf Yazici et Zeki Çelik (Lille), Uğurcan Çakır (Trabzonspor), Cenk Tosun (Everton), Burak Yilmaz (Besiktas), Hakan Çalhanoğlu (Milan AC), Umut Meraş (Le Havre) ou encore Merih Demiral (Juventus), qu’on reconnaît sur la photo mettant en scène le salut militaire à la fin de Turquie-Albanie, beaucoup ont personnellement appuyé l’action de l’armée turque sur les réseaux sociaux.
Merih Demiral, recruté cet été en provenance de Sassuolo, ou Hakan Çalhanoğlu se sont également fait remarquer en relayant la photo de propagande d’un militaire turc aidant une petite fille. Titrée «Paix dans la patrie, Paix dans le monde» (slogan du leader nationaliste Kemal Ataturk, datant des années 30), la photo en question est accompagnée d’une courte légende justifiant l’intervention guerrière en accusant les forces kurdes d’être “terroristes”: «La Turquie a 911 km de frontière avec la Syrie, ceci est un “corridor à terroristes” en puissance. Les PKK/YPG sont responsables de la mort de 40 000 personnes, dont des femmes, des enfants et des nouveaux-nés. La mission de la Turquie est d’empêcher la formation de ce corridor de la terreur sur notre frontière méridionale et de réinstaller 2 millions de Syriens dans des territoires sécurisés.»
Peu de voix discordantes
Ces publications n’ont pas manqué de susciter une vague d’indignation. Notamment en Italie où évoluent Demiral et Çalhanoğlu, mais aussi le jeune Cengiz Ünder de l’AS Roma qui a essuyé de nombreuses insultes de tifosi de son club suite à la publication d’une ancienne photo le montrant faire le même salut militaire. Si ce geste semble banal en Turquie, la lourdeur de sa signification, à l’heure où les bombes turques ont déjà fait plusieurs dizaines de morts, n’a pas laissé insensibles certains supporters qui n’ont pas hésité à se désolidariser publiquement de ces joueurs. C’est le cas des ultras de St. Pauli en Allemagne qui demandent clairement à leur club de se séparer de Cenk Şahin pour son soutien répété à Erdoğan dans sa guerre aux Kurdes.
Aujourd’hui, face à ces multiples publications va-t’en-guerre, peu de personnalités du football se sont prononcées en faveur des Kurdes, à l’image de l’ex-international italien Claudio Marchisio. Cette cause pour laquelle Deniz Naki – ex-footballeur du Amed SK et du FC St. Pauli – a payé cher son engagement, est en effet délaissée par le monde du football professionnel. Dans un communiqué, ponctué d’un «No more wars!», le club de St. Pauli a pris la parole pour clairement se distancier de l’attitude de Şahin en défense de l’armée turque, la jugeant «incompatible avec les valeurs du club». L’essentiel des marques de solidarité envers la résistance kurde est venue du monde du football populaire qui atténue ce triste constat.