Deniz Naki n’abdique pas

Dans la corporation des footballeurs, quand ils ne prônent pas la neutralité, la tendance est plutôt de pencher politiquement à droite, voire pire comme le montrent les exemples de ces joueurs qui s’affichent en valets dévoués des régimes de Bolsonaro au Brésil ou d’Erdogan en Turquie. Soutien des forces progressistes et antifascistes kurdes, Deniz Naki est une exception dans ce paysage, à tel point que la Fédération turque l’a banni à vie.

Les cris d’indignation des médias occidentaux qui ont repris en boucle l’image des joueurs turcs effectuant le salut militaire en soutien aux bombardements de l’armée turques sur les territoires kurdes au nord de la Syrie, semblaient unanimes. En opposition, certains ont mis en avant les figures de l’ex-buteur Hakan Sukur ou encore du basketteur Enes Kanter, tous deux partisans du mouvement théocratique de l’imam Fethullah Gülen, ex-allié d’Erdoğan. C’est sur que ces sportifs gülenistes, qui sont d’ailleurs hostiles aux Kurdes et aux divers mouvements communistes, sont plus conformes à la ligne éditoriale des démocraties libérales occidentales qu’un footballeur qui soutient les guérillas plus ou moins liées au PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), classé “organisation terroriste”. Du moins, c’est ce dont Deniz Naki a été accusé à maintes reprises par les autorités turques.

Portrait d’un anti-Özil

Comme témoignage de son attachement à cette terre de ces aïeux, il a tatoué sur l’avant-bras droit “Dersim”, suivi de “62” numéro d’immariculation de la province. Ce sera d’ailleurs son numéro de maillot à Amedspor.

On ne connaît pas beaucoup Deniz Naki. Les médias francophones s’y sont, à vrai dire, peu intéressés. Il est pourtant devenu une figure emblématique de ces personnalités engagées pour la paix et le respect du droit du peuple kurde à l’auto-détermination. Bien que natif de Düren, à côté de Cologne, Deniz Naki est imprégné de cette résistance historique contre la violence de l’état turc. Kurde et de religion alevi, sa famille est originaire de Dêrsim, un des derniers bastions de gauche en Turquie, là où le révolutionnaire marxiste Ibrahim Kaypakkaya, assassiné en 1973 par les forces armées après avoir été longuement torturé, est toujours admiré et honoré.

Deniz Naki a été formé au Bayer Leverkusen. Il fait partie de ces joueurs talentueux, issus de la diaspora du Bosphore, qui font les beaux jours des sélections nationales allemandes chez les jeunes. Comme Mesut Özil ou Ilkay Gündogan. Mais la comparaison s’arrête là avec les deux stars germano-turques, soutiens de marque de Recep Tayyip Erdoğan qui a même été le témoin du mariage d’Özil. Bien sûr, Deniz Naki ne connaîtra pas la même carrière qu’eux. Un peu moins doué? Peut-être. En tous cas d’autres préoccupations lui traversent la tête. Pas étonnant que les deux clubs où il s’est le plus épanoui soient St. Pauli et Amedspor. Deux clubs connus pour leur engagement politique. La réputation des valeurs de solidarité et d’antifascisme de St.Pauli n’est plus à faire. Quant à Amedspor, considéré comme un porte-drapeau de la défense de la culture kurde, le club est comme une équipe nationale kurde officieuse. Deux clubs où Deniz Naki n’a pu laissé que d’excellents souvenirs.

Defend Rojava!

La guerre en Syrie, débutée en 2011, a bouleversé un équilibre déjà fragile dans la région. Des pourparlers de paix entre la Turquie et la guérilla kurde étaient en cours depuis 2012, mais il y avait peu d’espoir qu’ils aboutissent. Alors que les combattants kurdes sont le principal rempart à l’avancée des miliciens de Daesh, Erdoğan n’a aucune envie de les voir sortir renforcés. De sont côté, durant la Bataille de Kobanê, ville située sur la frontière turque, déclenchée en septembre 2014, Deniz Naki affiche à plusieurs reprises son soutien aux combattants des YPG (les Unités de Protection du Peuple liées au PKK) qui résistent aux troupes de Daesh.

Niveau football, il évolue alors au Gençlerbirliği SK, un club de la capitale Ankara. L’ambiance n’est pas au beau fixe. Ses prises de position lui valent une première agression dans la rue. Il prend l’avertissement sérieux et décide de quitter la capitale où il ne se sent plus en sécurité. Réfugié un temps en Allemagne, il déclara à cette occasion au Bild: « Cette fois-ci, j’ai pu me défendre tout seul – ce n’était que des coups de poing – mais ça finira par être des coups de couteau ». Quelques mois plus tard, il rejoint Amedspor, club de la ville de Diyarbakir (Amed en kurde) qui évolue en 3e division. Dans cette région du Bakur, aussi appelé Kurdistan du Nord, Deniz Naki se sent plus à l’abri. Mais, en plus d’être comme lui dans le viseur des autorités, le club, auparavant nommé Diyarbakir Beledeyispor, doit faire face à une hostilité permanente à chacun de ses déplacements. D’autant plus depuis le choix de se rebaptiser Amed Sportif Faaliyetler Külübu quelques semaines après le début de la Bataille de Kobanê. Ce qui lui vaudra une sanction financière de la part de la Fédération Turque de Football (TFF).

A Amed, au cœur de la “sale guerre”

L’attentat-suicide de Suruç en juillet 2015 va ouvrir une période d’affrontements violents l’armée turque et des groupes armés kurdes. Attribué à Daesh, cet attentat a tué 33 personnes, principalement de jeunes militants de gauche réunis à Suruç en vue de partir participer à la reconstruction de Kobanê, à dix kilomètres de là, de l’autre côté de la frontière. Alors que l’extrême-gauche kurde accuse Ankara de bienveillance vis-à-vis de Daesh, quelques semaines plus tard, les forces spéciales turques vont lancer une offensive sanglante sur plusieurs villes à majorité kurde. Comme à Cizre où plusieurs dizaines de personnes ont été massacrées par les escadrons de la mort, ou encore dans le district de Sur, cœur historique et populaire de Diyarbakir, qui a subit 91 jours de siège.

“Azadî”, tatoué sur l’avant-bras gauche, signifie “liberté” en kurmandji.

Dans ce contexte de “sale guerre”, le parcours d’Amedspor en Coupe de Turquie est une vraie caisse de résonance de la résistance kurde. Après avoir éliminé Elazigspor club de 2e division, Amedspor résiste en phase de poule au club stambouliote de Başakşehir (vitrine sportive de l’AKP d’Erdoğan), évoluant en Süper Lig. Qualifié pour les 1/8e de finale, c’est Bursaspor qui l’attend. Un gros morceau habitué de la Coupe d’Europe depuis 2010 et ancien champion de Turquie. A Bursa, Amedspor va réaliser un exploit de taille en s’imposant 2 à 1, avec un but de Deniz Naki. Sur les réseaux sociaux, il soulignera le poids politique de cette victoire. « Nous vivons la fierté et le bonheur d’être une lueur d’espoir, même petite, pour notre peuple, dans une époque si difficile. En tant qu’Amedspor, nous n’avons pas baissé la tête, et nous ne la baisserons pas. Nous sommes entrés sur le terrain avec notre foi en la liberté et nous avons gagné. […] Nous devons des remerciements, à notre peuple, nos intellectuels, nos artistes, nos politiques qui ne nous laissent pas seuls et nous dédions cette victoire à nos blessés et à nos morts qui ont perdu leur vies dans cette persécution qui dure depuis plus de 50 jours sur nos terres. »

Aucune sanction n’arrêtera la rebellion

Accusé pour ce message de « propagande séparatiste et de manquement à la déontologie sportive », Deniz Naki est sanctionné de 12 matchs de suspension et d’une amende de 6200€, par le Conseil de discipline de la Fédération. Une sanction lourde. Mais ce n’est pas tout, le parquet inculpe aussi le joueur pour “propagande terroriste”. Alors qu’il risque 5 ans d’emprisonnement, fin 2016 il est finalement acquitté, à sa grande surprise.

Comme d’autres personnalités engagées pour la paix, il devient une cible pour les nationalistes turcs, y compris hors de Turquie, comme lorsqu’il se fait tirer dessus sur l’autoroute en Allemagne en janvier 2018. Les sbires d’Erdoğan traquent les dissidents partout. Et les persécutions judiciaires ne s’arrêtent pas pour autant. En avril 2017, Deniz Naki est cette fois condamné à 18 mois de prison avec sursis pour de la soit-disant promotion de “propagande terroriste” sur les réseaux sociaux où il est très actif. Il y reçoit aussi beaucoup de menaces. En août 2017, il est directement agressé sur le terrain par un supporter de Mersin alors qu’il s’apprête à tirer un coup-franc. Ce jour-là, sur le terrain Amedspor l’emporte 7 à 0, avec un but de Naki. Meilleure réponse à la haine nationaliste. C’est ce qu’il exprimera après le match sur les réseaux, non sans glisser au passage une citation de Seyîd Riza qui dirigea la révolte de Dersim dans les années 30 face aux massacres ethniques de la république de Kemal Atatürk contre les Kurdes: « Je n’ai pas été capable de gérer vos machinations et mensonges, ce fut ma souffrance. Mais je ne me suis pas agenouillé devant vous, et ça sera votre souffrance. »

En janvier 2018, accusé d’avoir relayé un appel à manifester à Cologne en soutien aux YPG, Deniz Naki est suspendu 3 ans 1/2 par la Fédération qui le sanctionne en plus d’une amende de 58 000 euros, pour « apologie du terrorisme ». Sachant que toute suspension supérieure à trois ans équivaut en Turquie à un bannissement à vie. Cette annonce est d’autant plus violente qu’elle tombe quelques jours après la fusillade à laquelle a réchappé Deniz Naki en Allemagne. Suite à cette suspension, le joueur a publié une longue déclaration destinée à la presse ainsi qu’aux supporters d’Amedspor. « Je ne pouvais rester insensible aux massacres et aux affrontements à Sur, Nusaybin, Silvan, Cizre ou Sirnak. Je ne pouvais pas me taire pendant que des gens mourraient près de moi, et je ne me suis pas tu. En tant qu’individu qui a de l’espérance dans la paix, je ne peux rester insensible à la guerre menée à Afrin. Parce que des gens meurent. J’ai appelé à une prise de conscience pour que ces morts et cette guerre cessent. Je me suis aussi élevé contre les persécutions et les injustices, où qu’elles se produisent dans le monde, et je continuerai à le faire. »

Concluant sa lettre en prenant date: « Je reviendrai un jour avec la devise “ce qui ne me tue pas me renforce” et nous allons tous ensemble vivre des jours de paix, de sérénité et de liberté. […] En plus d’être footballeur, je suis aussi, jusqu’au bout de mes ongles, le petit fils de Seyîd Rıza. Je suis de Dersim, je suis d’Amed, je suis du Kurdistan. » Depuis, hors des terrains, Deniz Naki continue le combat.

“Deniz Naki… est un des nôtres” Preuve du souvenir laissé par le joueur à St. Pauli où il a évolué entre 2009 et 2012. Alors que le joueur subit les persécutions des autorités turques en 2016, les supporters de St. Pauli lui expriment leur total soutien. Tout comme les joueurs qui arboreront un maillot floqué Naki avec le n°23, avant un match contre le Bayern.

 

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