“Le foot-ball et le scopone”, par Antonio Gramsci

Article publié le 26 août 1918 dans l’édition turinoise du journal Avanti!, sous la plume du futur fondateur du Parti Communiste Italien et inventeur du concept d’hégémonie culturelle. Produit et reflet du capitalisme, le football y est loué pour la loyauté qui y règne, à l’inverse des parties de scopone, jeu de carte incarnant l’Italie “arriérée”.

(Trad. D.F)
Les italiens aiment peu le sport; les italiens lui préfèrent le scopone. Plutôt que l'air libre, ils préfèrent être cloîtrés dans un café-tripot; au mouvement, ils préfèrent l'immobilité autour d'une table de jeu. 

Observez un match de foot-ball: c'est un modèle de société individualiste. L'initiative s'y exerce, mais celle-ci est encadrée par la loi; les personnalités s’y distinguent hiérarchiquement, mais la distinction advient non par la carrière mais par l'aptitude spécifique; il y a du mouvement, de la compétition, de la lutte, mais tout cela est régi par une loi non écrite qu'on appelle "loyauté"  et que la présence de l'arbitre rappelle à tout moment. Paysage ouvert, libre circulation de l'air, poumons sains, muscles forts, toujours prêts à l'action.

Une partie de scopone. Enfermement, fumée, lumière artificielle. Cris, coups de poings sur la table, et souvent au visage de son adversaire... ou de son partenaire. Fonctionnement pervers du cerveau. Défiance réciproque. Diplomatie secrète. Cartes cachées. Stratégie des jambes et de la pointe des pieds. Une loi? Où est cette loi qu'il faut respecter? Celle-ci varie d'un endroit à l'autre, a des traditions différentes, et est une source permanente de contestations et de querelles. 

La partie de scopone se termine souvent avec un cadavre ou quelques cranes fracturés. On a jamais lu nulle part qu'une partie de football se soit terminée ainsi.

Jusque dans ces activités marginales des hommes, la structure économico-politique des États se reflète. Le sport est une activité répandue dans les sociétés où l'individualisme économique du régime capitaliste a transformé les mentalités, et a fait émerger la liberté spirituelle et la tolérance de l'opposition parallèlement à la liberté économique et politique.

Le scopone est la forme de sport des sociétés économiquement, politiquement et spirituellement arriérées, où la forme de vie civilisée est caractérisée par le délateur, le flic en civil, la lettre anonyme, le culte de l'incompétence et le carriérisme (avec les faveurs et les grâces du député qui vont avec).

Le sport est également à l'origine du concept de "fair-play" en politique.

Le jeu du scopone produit des types qui font virer par le patron l'ouvrier qui, dans une discussion libre, a osé contredire leur pensée.

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Antonio Gramsci, Avanti! - 26 août 1918

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