Pourquoi lit-on ici et là que des supporters, voire quelques petits clubs, s’opposent au “football moderne”? Quelles sont les caractéristiques majeures recouvertes par cette appellation? Présentation d’un grand frère du foot-business.
Dès sa naissance au cœur de la révolution industrielle anglaise, le football, alors confisqué par les élites sociales, incarnait la modernité. Avec la machine à vapeur, il fut l’une des inventions majeures du capitalisme naissant. Effort, accélération, compétitivité, rendement, innovation sont autant d’éléments communs au capitalisme industriel et au football. Ce football est alors déjà considéré “moderne” par rapport aux activités ludiques issues de la société féodale, notamment la soule et ses diverses variantes, très populaire au sein de la paysannerie.Tel un miroir du capitalisme, le football s’est lui aussi restructuré depuis les années 70. Les chaînes télé jouèrent un rôle clé dans cette transformation du football et dans sa “spectacularisation”.
Transferts faramineux, droits de retransmission mirobolants et pacification des stades sont les traits caractéristiques du football contemporain qu’on peut taxer de “football libéral”. Un football en contradiction totale avec la vision de supporters qui se sentent dépossédés de leur passion. Très tôt en Angleterre le football a été considéré comme un spectacle et un divertissement de masse – et un instrument parmi d’autres pour tenir en respect le prolétariat. Les années Thatcher initièrent un virage avec la transformation et la pacification de ce spectacle voyant l’exclusion progressive des prolétaires hors des stades et la mise en place de dispositifs sécuritaires conséquents pour protéger les intérêts économiques en jeu. Voici en 6 points, ce contre quoi s’élèvent les voix opposées au “football moderne”.
* 1/ Racket sur le prix des billets. En 1990, pour assister à une rencontre de première division anglaise, le prix moyen d’un billet en tribune populaire était de 5 £, aujourd’hui il est entre 8 et 9 fois plus cher. Une augmentation du prix des places qui a engendré une inévitable « gentrification » des tribunes anglaises, repoussant les supporters de la working class dans les pubs. Ils sont remplacés par une sorte de « clientèle » issue de la classe moyenne, plus conforme à la transformation du match en sorte de spectacle vivant, auquel on se rend en famille. En Angleterre cette mesure s’est principalement appliquée au nom de la lutte contre le hooliganisme, un des nombreux chevaux de bataille du thatcherisme. Comme toute augmentation, celle du prix des billets n’est jamais finie. Le club de Liverpool a par exemple décidé de faire passer le prix de la place en tribune « populaire » à 77 £ pour six matchs de gala.
* 2/ Généralisation des places assises . Dans la même veine, après le drame d’Hillsborough, un des points du rapport Taylor préconisait l’obligation des places assises. Les « standing terraces », tribunes populaires où on assiste au match debout, si caractéristiques des stades anglais, sont supprimées. L’obligation des tribunes assises va ainsi se généraliser au début des années 90 en même temps que la réfection de nombreux stades. Cette mesure n’a d’efficacité qu’avec l’augmentation du prix des places. Encore que, la question de la violence et du hooliganisme n’est pas automatiquement liées à la working class. Mais les autorités font d’une pierre deux coups car de toutes manières le football anglais entame un virage économique important avec la réforme de la première division qui devient la Première League en 1992 et qui s’autonomise des divisions inférieures pour ne plus avoir à leur reverser une partie de ses rentrées d’argent acquises grâce aux droits de retransmission. Cela a des répercussions sur le prix des places dans la mesure où les clubs de l’élite poursuivent l’aseptisation de leurs tribunes dans cette optique d’image et de respectabilité télévisuelle. En France, c’est à l’aube de la Coupe du Monde 98, évènement majeur, retransmis aux quatre coins du globe, que la loi Alliot-Marie de mars 1998 généralise les places assises et numérotées dans les stades. Ces dernières années, outre les mouvements ultras qui parviennent par tradition à maintenir des espaces debout dans les stades, de nombreuses voix s’élèvent contre ce type de mesures, principalement au nom de l’ambiance feutrée qu’elle créé. Roy Keane, alors capitaine de Manchester United, qualifia les tribunes VIP, de « tribunes de mangeurs de sandwich à la crevette ». Récemment, le club du Celtic Glasgow a annoncé qu’il allait rouvrir un espace debout, un virage de 2600 places. Plus jeunes, nous avons souvent entendu des commentateurs nous vanter le modèle des stades anglais, où le public reste assis et où il n’y a pas besoin de grillage. Ce « calme » est le fruit d’une politique ultra répressive partagée par les principaux pays du football européen, même si tous ne sont pas au niveau de l’Angleterre.
* 3/ Zèle sécuritaire et répressif. A partir du milieu des années 80, l’Angleterre va enchaîner les lois visant à pacifier les stades, comme celle interdisant la consommation d’alcool, ou celle créant de nouveaux délits spécifiques au stade (comme l’envahissement du terrain par exemple). On peut même dire que depuis le drame du Heysel en 1985, les stades des premières divisions du Big 5 européen (Angleterre, Espagne, Allemagne, Italie et France) se sont transformés, au gré des avancées technologiques, en véritables laboratoires de la répression: création de polices spéciales « anti-hooligans », extension des mesures répressives aux abords des stades, multiplication des interdictions de stades (IDS) avec obligation de pointer au commissariat les jours de matchs, généralisation de la vidéosurveillance. Tout est fait pour qu’aucun millimètre n’échappe à la surveillance. Là encore la retransmission des matchs nécessite que les instances gouvernantes du football (Fédérations et Ligues) oeuvrent à « assagir » les tribunes. Bien sûr l’architecture d’un stade remplit en grande partie la fonction dite « panoptique » de répression. Mais celle-ci est optimisée par la collaboration étroite entre les services sécurité des clubs et la police présente sur place et prête à intervenir. Il fut aussi un temps évoqué l’idée de contrôle d’identité à l’entrée mais cela s’était avéré trop compliqué à gérer par rapport aux bouchons et risque de poussées qu’une telle mesure provoquerait. Mais un club sud-américains a peut-être trouvé la parade qui permettrait à la fois de ficher les supporters sans que ça ne provoque de bouchons à l’entrée du stade: le CA Tigre en Argentine vient en effet de lancer une campagne de pose d’implants RFID à ses supporters. Et ce n’est pas un mauvais canular…
* 4/ Horaires et calendriers adaptés aux diffuseurs. Depuis la saison 2010/2011, la Liga española a par exemple décidé « d’adapter la grille horaire de ses journées de championnat pour le marché asiatique » sur lequel elle cherche à concurrencer la Première League anglaise. Voilà où nous en sommes. Cette course aux profits des ligues de football professionnel et des diffuseurs qui leur achètent les droits de retransmission des championnats, donne lieu à des programmations à la limite de l’absurde comme ce match placé le dimanche à midi en Espagne pour pouvoir être diffusé en début de soirée sur les écrans chinois. La Ligue 2 française se joue elle depuis 2004 le vendredi soir à 20 heures, pour ne pas « concurrencer » les retransmissions des matchs de L1 du samedi soir. Au mépris des supporters. Et encore, cet horaire de 20h résiste encore, notamment grâce au collectif de supporters « SOS Ligue 2 », face aux pressions des diffuseurs qui veulent l’avancer à 18h45. L’affiche de cette même Ligue 2 se joue quant à elle le lundi soir. Si on peut toujours arguer que les gens peuvent se rendre au stade après le boulot, suivre son équipe en déplacement est par contre devenu beaucoup plus compliqué. Mais d’une manière plus générale on constate que ces horaires ne facilitent pas le remplissage des stades (46,8% pour la saison 2015/2016 de Ligue 2). De fait avec l’explosion des droits télé, la billetterie ne représente plus en moyenne que 15% des rentrées d’argent des clubs, contre 81% il y a quarante ans. Ce qui explique le choix fait par les instances. Avec des droits de retransmission en constante augmentation dans la plupart des pays d’Europe (+ 23% pour la période 2016-2020 en France), les championnats s’alignent sans sourciller sur les demandes des chaînes télé. Ces rentrées d’argent correspondent à 60% en moyenne des revenus des clubs, autant dire que les 15% de billetterie ne pèsent pas lourd à côté. Les championnats ne sont pas uniquement en concurrence sur le plan sportif via les coupes d’Europe. Il le sont surtout sur le plan de la conquête de marchés hors de leurs frontières. Pour s’aligner sur cette concurrence, la Bundesliga vient d’ailleurs aussi récemment d’annoncer la programmation d’un match par journée le lundi. Paradoxalement c’est en Angleterre, où la retransmission télé a longtemps été vue comme une mauvaise chose, qu’existent encore quelques verrous symboliques, comme cette loi historique qui interdit, par soucis de remplissage des stades, la diffusion de matchs le samedi après-midi entre 14h45 et 17h15. C’est que même dans une optique télégénique le remplissage des stades reste un critère très important. Avec 90% de taux de remplissage (contre 60% en France et 50% en Italie), on peut dire que le dispositif anglais est « efficace ». Mais nous l’avons vu, aller au stade en Première League, c’est quasiment du luxe.
* 5/ Marchandisation des joueurs. Si pour diverses raisons on ne suit le football que depuis 1998 où à peine plus tôt, on a toujours connu le football comme un milieu où les joueurs sont amenés à changer très régulièrement de clubs. Bien sûr, il est délicat de regretter la période où les clubs ne pouvaient avoir sous contrat plus de trois joueurs étrangers qui, plus qu’un dispositif platement xénophobe, relevait d’une forme de protectionnisme. Ce système favorisait l’implication des joueurs dans la durée au sein de leur club, avec un sentiment d’identification beaucoup plus fort de la part des supporters. C’est l’arrêt Bosman qui ouvre les frontières en 1995 des championnats européens aux ressortissants de la Communauté Européenne, dans une optique de libéralisation du marché des transferts de joueurs. Au même titre que tout un tas d’autres produits, le joueur devient une marchandise qui se monnaye individuellement. Le mercenariat devient la norme du football moderne. Il s’agit la plupart du temps de se vendre au plus offrant. C’est à l’inverse ce qui fait que les joueurs « fidèles » à leurs clubs sont de véritables icônes pour les supporters, et ce quelque soit la qualité footballistique, de Romain Danzé à Francesco Totti.
* 6/ Rachat des clubs par des milliardaires. Les clubs de football ont dans leur grande majorité toujours appartenu à des capitalistes. Simplement parce qu’ils avait des moyens financiers qui permettaient de structurer les clubs (équipements, infrastructures, salaires et/ou primes des joueurs). Mais jusqu’aux années 90, les clubs étaient marqués par la ville qu’ils représentaient, voire le quartier, ce qui créait un fort sentiment d’identification de la part des supporters. Ce sentiment était d’autant plus fort si le club était implanté dans les bassins ouvriers comme Liverpool, West Ham, Manchester United ou encore Saint-Étienne, quand bien même ces clubs ont toujours été entre les mains de la bourgeoisie. Mais la restructuration économique est passée par là. D’un football reposant sur un modèle économique paternaliste ancré localement, nous sommes passés à un football où les propriétaires sont des milliardaires qui investissent dans le football, comme ils le feraient dans un autre secteur. Face à cela, la passion des supporters ne pèse pas lourd. Le rachat de Manchester United par la famille Glazer où le déplacement du club de Wimbledon à Milton Keynes, soit à 80 km de son quartier d’origine, ont provoqué la colère des supporters. Ceux-ci, en riposte, ont créé des clubs dits « d’initiatives populaires », le United of Manchester et l’AFC Wimbledon, se revendiquant de l’héritage historique des clubs originaux. Ce sentiment d’identification des supporters à leur club est à la source de la passion populaire, malgré l’exacerbation de l’esprit de clocher. Toutefois dans la lutte contre le football moderne, les groupes de supporters sont de plus en plus amenés à faire cause commune, que ce soit face à la répression policière ou contre les horaires des matchs. Et, pour le mettre à mal, il faut au moins ça.
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